Vers des périmètres de sécurité? La gestion des espaces continentaux en Amérique du Nord et en Europe

Vers des périmètres de sécurité? La gestion des espaces continentaux en Amérique du Nord et en Europe

Est-il nécessaire de le rappeler: depuis le 11 septembre 2001, les questions de sécurité occupent une place prépondérante dans le discours de politique étrangère, provoquant du même coup une prolifération d'études, d'enquêtes, de réflexions, d'analyses, voire de spéculations. Il est parfois difficile de saisir le sens de cet amalgame d'idées tant les perspectives sont diverses. Si, aujourd'hui, nous voyons apparaître de plus en plus d'études de contexte, la première génération d'études – notamment celles qui étaient issues de colloques comme c'est le cas avec cet ouvrage – portait essentiellement sur le «que faire». À cet égard, l'initiative du Groupe d'études et de recherche en sécurité internationale (GERSI; Université de Montréal et Université McGill) et du Centre d'études des politiques étrangères et de sécurité (CEPES; Université du Québec à Montréal et Université Concordia) mérite d'être saluée. Nous sommes en présence non seulement d'un survol méthodiquement orchestré, mais aussi d'une réflexion qui prend en considération les dimensions nord-américaines et européennes de la question et tente de les comparer.

Pour ce faire, les chercheurs des deux regroupements ont convoqué, en novembre 2002, des collègues qui ont partagé leurs connaissances et leurs analyses de ces questions, à partir des perspectives qui leur sont propres. L'intérêt d'une comparaison entre l'espace sécuritaire nord-américain et européen est clairement présenté d'entrée de jeu par Fortînann: «fournir un cadre dans lequel pourrait commencer une discussion fructueuse entre spécialistes et fonctionnaires européens et nordaméricains en ce qui a trait à la gestion des espaces de sécurité régionaux» (p. 12). Il faut noter que ce dialogue «interculturel» et éminemment souhaitable entre praticiens et analystes demeure au niveau prospectif puisque la quasi-totalité des auteurs ici réunis viennent du milieu académique. Néanmoins, comme le précise Macleod, l'exercice répond à un besoin de clarification dans un monde bousculé par les événements, où tout se télescope.

Des objectifs clairs ont donc été énoncés, mais la difficulté inhérente à une entreprise de ce genre réside justement dans l'établissement d'un dialogue qui doit ressortir à la lecture de l'ouvrage. Une collection doit aller au-delà des présentations individuelles et constituer un tout dont la valeur est supérieure à l'addition de ses parties. À cet égard, l'ouvrage déçoit un peu et j'aurai l'occasion de revenir sur ce point. Par contre, l'organisation des textes permet de souligner quelques éléments analytiques intéressants. Ainsi, trois grands thèmes se dégagent assez facilement: la place qu'occupe la lutte anti-terroriste dans la formulation de la politique étrangère de part et d'autre de l'Atlantique, les politiques migratoires et la gestion de la frontière. On pourrait facilement croire qu'il s'agit d'une seule et même question et moult reportages que nous offrent les médias électroniques pourraient, à coup d'explications de 90 secondes, nous conforter en ce sens. Or, la lecture de l'ensemble des analyses ici recueillies permet plutôt de voir où se situent les distinctions entre ces aspects, aussi bien que ce qui les rapproche. Le fait que les analyses tiennent davantage compte de la période immédiatement postérieure au 11 septembre que de toute autre manifestation (guerre en Afghanistan, par exemple ou même guerre en Irak puisqu'elle avait eu lieu au moment d'aller sous presse), aide à faire le point.

Le très court chapitre qu'Albert Legault offre comme entrée en matière contribue à bien nous faire saisir ce que représente cet après-11 septembre. Il nous fait partager son point de vue qui offre des repères utiles à l'exploration de chacun des thèmes et de la problématique générale abordés par l'ouvrage. On retrouve ici les grandes préoccupations que Legault a déjà exprimées (La lutte antiterroriste ou la tentation démocratique autoritaire, Presses de l'Université Laval, 2002), mais celles-ci débordent du cadre nord-américain et sont comprises dans une lecture transatlantique qui met l'action américaine en perspective pour se conclure sur une affirmation lourde d'interrogations: «Au bout du compte, tout dépendra […] jusqu'où l'Amérique est prête à régner seule sur un empire…» (p. 23).

Les trois chapitres suivants abordent la question dans sa dimension nordaméricaine et traitent d'aspects spécifiques comme la place et le rôle des forces armées canadiennes dans la lutte antiterroriste (David L. King), les contrôles frontaliers (Peter Andreas) et les contrôles d'immigration aux États-Unis (Jeff Heymen). Ensemble, ces trois chapitres font bien ressortir la pression américaine en vue de sécuriser un espace que l'on croyait à tort inviolable.

Ainsi, pour King, il faut explorer une voie qui peut surprendre à prime abord la véritable question à poser par rapport aux forces armées canadiennes n'est pas, contrairement à ce qu'on pourrait penser, celle de la quantité, mais bien plutôt une question relative à la nature du conflit: sommes-nous en présence d'une guerre classique ou le 11 septembre – lire, la perception américaine de la menace – l'a-t-elle redéfinie? Pour Andreas, c'est la gestion de la ftontière qui est le point le plus intéressant; en effet, les Américains n'y voient, au nord et au sud, qu'un seul problème, bien qu'il réponde, à un endroit et à l'autre, à des réalités fort différentes. Bouclant cette première partie, Heyman pousse plus loin la question de la frontière et évalue, au besoin à l'aide de tableaux synoptiques efficaces, quelques-uns des obstacles nationaux à la réforme de la gestion de la frontière. Il considère que l'immigration, question indissociable de la frontière, est un phénomène en mouvance et qu'en ce sens, le 11 septembre s'est soldé par une accélération du mouvement plutôt qu'une véritable révolution. Comparant diverses pratiques, il conclut qu'il existe d'importantes distinctions au niveau des priorités, qui rendent difficile la conclusion d'ententes. Ceci ne traduit pas nécessairement des intérêts incompatibles, mais plutôt des intérêts divergents. Chacun de ces chapitres pose, à sa manière, la question de la souveraineté canadienne, indéniablement interpellée dans chacune de ces dimensions.

Les quatre chapitres suivants nous font découvrir l'envers transatlantique de la médaille. Tour à tour, Anne Deighton, Didier Bigo, François Crépeau et Jolyon Howorth nous amènent à côtoyer la sécurité vue de l'intérieur de l'Europe. L'approche constructiviste de Deighton montre que le nouveau programme américain en matière de sécurité a suscité une nouvelle perception de ce concept dans une Europe qui doit considérer les nouveaux paramètres et les intégrer à sa propre politique communautaire en la matière. Bigo se concentre sur l'épineuse question de la coopération à l'intérieur d'une communauté multinationale de sécurité. En ce sens, plutôt que d'amener des paramètres plus précis, le 11 septembre a entraîné une certaine confusion qui, pour être surmontée, doit faire appel à des réseaux, ce qui va souvent à l'encontre de la nature même des milieux du renseignement plutôt portés sur le secret. François Crépeau se distingue des deux premiers auteurs – européens – par son origine québécoise, mais surtout par son affiliation académique. Compréhensible chez un disciple de Thémis, son approche doctrinale fournit probablement la meilleure compréhension possible du cadre institutionnel européen, qu'il aborde sous l'angle juridique. Dans son style télégraphique, il décrit rapidement les responsabilités qui entrent en jeu face aux questions de sécurité. Étant donné son intérêt encyclopédique, ce chapitre aurait fait bonne figure plus tôt dans l'ouvrage. Enfin, Howorth complète la section européenne des analyses en montrant que le 11 septembre a entraîné une réévaluation de la définition des opérations de paix et des besoins correspondants. À partir d'une nouvelle évaluation de la menace et d'une présentation de nouveaux instruments de procédure, il interpelle, lui aussi, la compatibilité des intérêts des États-Unis et de l'Union européenne. La démarche analytique est de haut niveau et on ne peut que regretter qu'il s'agisse d'un texte qui vieillira mal, parce que très marqué temporellement.

Le dernier chapitre, par David Haglund, propose ce qui aurait pu être l'élément intégrateur par excellence de cet ouvrage: «une analyse comparative des politiques de sécurité et de défense en Amérique du Nord et en Europe». Sous un titre prometteur, en trouve un texte qui reflète très largement la dimension nord-américaine – domaine dont Haglund est sans contredit l'un des grands experts – et qui passe très rapidement en revue l'aspect européen de la question. Il en conclut tout de même que la continentalisation ne procède pas des mêmes préoccupations et ne répond pas aux mêmes impératifs en Europe et en Amérique. De ce fait, les Européens défendront l'intégration continentale, alors que les Nord-américains, au mieux, l'accepteront. Il ne reste que la conclusion de Stéphane Roussel, qui tente de ramener les divers auteurs vers un point de convergence. En réalité, son entreprise devra se borner à ses propres préoccupations de recherche.

Somme toute, l'ouvrage ne nous amène pas sur une piste de réflexion du type de celle suggérée par Robert Kagan qui analyse la relation transatlantique depuis la fin de la guerre froide comme étant le passage de la scission est-ouest à la scission Europe-Amérique (La puissance et la faiblesse: Les États-Unis et l'Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris: Plon, 2003). Néanmoins, le survol qui nous est offert ici est intéressant et utile pour comprendre les divers éléments dont il faut tenir compte depuis que «tout n'est plus pareil». Le fait qu'un tel texte soit disponible en français est aussi fort apprécié puisque, si la langue de Shakespeare nous a inondés de matériel sur le sujet, les analyses solides en français sont beaucoup moins nombreuses. Par contre, le niveau du discours s'adresse sans contredit à des connaisseurs. Notamment dans les chapitres qui traitent de la dimension européenne, une bonne connaissance préalable des institutions, des mécanismes et des défis de la nouvelle Europe est nécessaire pour pleinement apprécier la qualité de l'analyse. Conséquemment, l'ouvrage sera plus utile aux personnes qui ont une connaissance préalable de la question et s'adresserait donc à une clientèle de fin de premier cycle ou graduée plutôt qu'à un lectorat désireux de se familiariser avec cette question.

Le lecteur n'est toutefois pas totalement laissé à lui-même, puisque, parmi les éléments utiles en vue d'une mise en contexte, les directeurs de la publication ont fourni deux outils pratiques. Ils nous offrent d'abord une chronologie thématique qui, si peu de temps après les événements, n'a pas encore acquis la valeur qu'elle aura dans quelques années, lorsque certains détails, pourtant importants, se seront estompés. Ensuite, une brève bibliographie sélective et organisée en fonction de grands thèmes, vient habilement compléter les références déjà fournies par chacun des auteurs au fil de leur analyse. Il aurait cependant été utile d'inclure également un index.

Bref, voici un ouvrage aux textes solides qui, pris individuellement, enrichissent notre réflexion, mais qui auraient gagné à être davantage intégrés à une réflexion d'ensemble qui nous aurait permis une meilleure compréhension des défis communs qui se présentent à deux mondes qui y ont répondu fort différemment.

Nelson Michaud. École nationale d'administration publique. Revue canadienne de science politique, vol. 38, no 3, septembre 2005.

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La puissance des démocraties libérales émane de leurs économies vigoureuses mais il en va de même pour leur faiblesse. En effet ses pays prônant le libéralisme politique et économique et fondée sur les droits individuels veulent faciliter le commerce en gardant leurs frontières ouvertes et en assurant la libre circulation des personnes, des fonds monétaires et des biens. Malheureusement, cela facilite également le transport de matières illicites et contribue à l’expansion des crimes transnationaux comme le terrorisme, le blanchiment d’argent et le trafic de stupéfiants. Afin de faire face à ces problèmes grandissants, les pays occidentaux, en premier lieu ceux d’Europe, ont commencé à se regrouper et à créer des périmètres de sécurité au sein desquels les pays participants partagent une politique de lutte contre le terrorisme, de lutte antidrogue et d’immigration commune. En Europe, ces politiques se sont développées et sont maintenant connues sous le nom d’Espace Schengen, du nom de la ville du Luxembourg où les accords ont été signés, et comprennent également une agence de renseignement continental (Europol, depuis 1991) et d’une base de données électroniques communes (Système d’information Schengen). Paradoxalement, alors même que le concept de périmètre de sécurité fait son apparition en Amérique du Nord, peu de gens comparent la situation du Canada à celle prévalant en Europe avant la mise en place de ce nouveau système de sécurité conjoint.

L’ouvrage se sépare en deux parties, la première porte sur la réaction américaine suite aux attaques du 11 septembre 2001 et des caractéristiques nouvelles de l’espace de sécurité nord-américain émergent. La participation canadienne possible à la lutte antiterroriste et les particularités de cette dernière obligent les différents intervenants à s’attaquer à ce problème en combattant l’extrémisme des populations les plus dépourvues. En ce qui concerne la réhabilitation des frontières suite aux conséquences du terrorisme transnational, se phénomène se manifeste en parallèle avec l’intégration nord-américaine rendant la crainte de la réaction américaine au terrorisme plus terrifiante que le terrorisme lui-même pour le Canada et le Mexique. La première partie se termine par une revue de la perspective américaine vis-à-vis du phénomène de l’immigration avec ses contradictions et ses défis.

La deuxième partie de ce texte examine la perspective européenne du problème de la sécurité intégrée depuis le 11 septembre. La problématique abordée dans cette section reste très similaire à celle qui a été utilisée dans la première partie, soit les efforts régionaux effectués dans le cadre de la lutte antiterroriste, des politiques migratoires et du contrôle aux frontières. Une comparaison des réalités continentales européennes et nord-américaines s’impose d’elle-même. Les tensions existantes au sein de la communauté européenne n’empêchent pas les pays membres d’avoir adopté une politique de sécurité commune. Le Canada et les États-Unis doivent donc s’attaquer à leurs intérêts communs et à voir l’intégration sécuritaire continentale comme une opportunité plutôt que comme une menace.

Sébastien Bigras. Administration Publique.