La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain. Deuxième édition, revue et augmentée

La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain

La Société des identités du sociologue Jacques Beauchemin n'est pas un ouvrage facile, mais ceux qui veulent comprendre la dynamique des sociétés occidentales contemporaines auraient tout avantage à faire l'effort d'en saisir les idées principales. Brillante synthèse à l'intérieur de laquelle le sociologue, avec un rare génie, fait le point sur une foule de réflexions fondamentales qui se développent depuis vingt ans autour de la notion de postmodernité, cet essai est un des plus forts qu'il m'ait été donné de lire depuis longtemps. Complexe et extrêmement raffinée, la thèse qu'il développe est impossible à résumer en quelques lignes, mais il faut au moins tenter d'en faire ressortir le mouvement essentiel afin d'inciter le lecteur à s'y plonger plus en profondeur.

On a beaucoup glosé sur la perte de sens qui affecte les sociétés contemporaines et sur la pauvreté de leur projet politique, battu en brèche par un capitalisme transnational qui instrumentalise les États nationaux et par un individualisme débridé qui cherche à refaire la société en empruntant la voie du néocorporatisme des identités particulières en quête de droits. C'est précisément à comprendre cette dynamique, que d'aucuns ont qualifiée de postmoderne, et à la critiquer que s'attache Beauchemin dans cet ouvrage à la fois dense et lumineux.

«Le projet politique de la modernité, écrit le sociologue, a résidé dans cette double volonté de fonder le monde à la fois comme liberté des individus et comme projet de vivre en commun. Il conjugue, dans des discours que la modernité n'aura eu de cesse de reformuler, un élan émancipatoire à un refoulement des égoïsmes ainsi libérés au nom de»l'intérêt général«ou du»bien commun". C'est en ce sens que l'on peut parler du projet»éthico-politique«de la modernité.» Or ce projet, depuis une trentaine d'années, serait non seulement essoufflé, mais surtout en voie de désintégration sous la pression de forces qu'il a lui-même déclenchées: radicalisation de la logique émancipatoire d'une part et retour du refoulé d'autre part, c'est-à-dire «les appartenances, les traditions, les enracinements dans l'histoire, ces cultures peu enclines à se dissoudre dans l'universalisme abstrait d'une nation négatrice du particulier».

Ce à quoi l'on assiste, en fait, c'est à l'éclatement de l'unité du champ politique moderne qui combinait un sujet politique rassembleur, la nation, et un cadre politique de délibération, la démocratie, à même de permettre l'expression des conflits et leur aménagement au nom d'un horizon politique commun incarnant une conception de la vie bonne. Le culte de la «différence», la conviction que la démocratie passe désormais par le respect qui lui est dû et qui se manifeste dans la «reconnaissance des intérêts corporatistes», de même que le désenchantement vis-à-vis du politique soupçonné de tous les maux (assujettissement de la morale à la raison, technocratie, manipulation politicienne) auraient entraîné une rupture de «l'unité synthétique de l'éthique et du politique dans nos sociétés au profit d'une»autonomisation«de l'éthique et, plus précisément, d'une propension à ne plus considérer l'aménagement des relations de pouvoirs que dans la perspective éthique de l'équité et de la tolérance».

Ce procès qui voit, en quelque sorte, l'éthique prendre le pas sur le politique peut sembler réjouissant, mais Beauchemin montre qu'il procède, en fait, à une disparition du monde commun, du vivre-ensemble, sans lequel l'agir éthique lui-même perd l'horizon de sens qui le rend possible. La conjonction postmoderne de la liberté et de l'égalité, qui nous fait passer du projet politique moderne de «l'émancipation dans l'égalité» (formelle) à la dynamique de «l'émancipation en tant qu'égalité» (identitaire), engendre un séduisant idéal de la responsabilité qui fait toutefois l'impasse sur l'inévitable inscription de l'éthique dans le politique au sens moderne du terme, c'est-à-dire au sens de projet et d'horizon communs: «Le report sur un tiers fondateur transcendant aurait eu alors pour effet de protéger l'ordre social de la désintégration, chaque pratique étant soumise à une sanction qui la surplombe ontologiquement. La société postmoderne abolit cette distance, ce rapport ontologique à un principe transcendant sanctionnant l'action, et abandonne la diversité des pratiques empiriques aux seuls critères de performance et d'efficience.»

Le problème, en ce sens, n'est pas tant dans le pluralisme identitaire et dans les multiples demandes de reconnaissance qu'il engendre que «dans l'incapacité dans laquelle nous nous trouvons souvent de situer ces dernières les unes par rapport aux autres et de les placer sur l'horizon d'un projet politique d'ensemble qui nous permettrait d'en évaluer les mérites». L'éthicisation du politique, en d'autres termes, c'est-à-dire la sortie du politique, finit par détruire les conditions mêmes de l'agir éthique et par imposer la judiciarisation et la «procéduralisation réglementaire des rapports sociaux» en lieu et place de la délibération démocratique. Faute de préserver l'idéal d'un horizon commun au nom duquel peut se mettre en place le débat démocratique, la société postmoderne se réfugie dans le respect automatique de droits codifiés (les chartes de droits, par exemple).

Il ne s'agit pas, dans ce débat, d'opposer radicalement éthique et politique. Le projet moderne, comme le rappelle Beauchemin, s'est d'emblée voulu éthico-politique. S'il faut, toutefois, se porter surtout à la défense du politique, c'est que la tendance actuelle à considérer la sortie du politique comme nécessaire à un renouveau éthique mieux à même d'assurer la vie bonne risque d'avoir de fâcheuses conséquences. Zygmunt Bauman, penseur de l'Holocauste, critique, par exemple, «le projet moderne qui a visé à assujettir la morale à la raison», faisant ainsi triompher la règle sur le bien. Le rejet de ce projet permettrait donc de renouer avec «une certaine ontologie de la rencontre de l'Autre», théorisée par Lévinas, qui se situerait sur un plan «infrapolitique».

S'inspirant plutôt de la philosophie morale de Paul Ricoeur, Beauchemin, dans une conclusion d'une rare profondeur, rappelle l'intention humaniste qui loge au coeur du projet moderne: «Ce qui protège les êtres humains en société, c'est le fait que je dois les considérer pour autre chose que notre humanité partagée. C'est le lien politique qui nous rend solidaires d'un projet commun de vivre-ensemble et qui nous protège mutuellement. Le danger qui nous guette surgit quand les humains ne représentent plus rien politiquement et qu'ils ne sont alors qu'humains, confiés à notre bienveillance, à notre bon vouloir, bénéficiant de la dignité que nous pouvons vouloir leur reconnaître. Ou ne pas leur reconnaître. C'est cela que menace la dépolitisation: le retour de la barbarie, dans le pire des cas, ou l'indifférence des sociétés développées vis-à-vis de leurs exclus, leurs sans-parts qui n'existent plus alors que comme désaffiliés auxquels nous distribuons arithmétiquement une part de ce que nous possédons.»

Devant un ouvrage d'une telle puissance interprétative, on peut se sentir écrasé. Il faut plutôt l'accueillir comme une lumière dans le labyrinthe, comme une invitation privilégiée à contribuer à ce que «la société comme monde humain» ne se défasse pas.

Louis Cornellier. Le Devoir 5-6 mars 2005.

 

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Le livre de Jacques Beauchemin tombe à point. En effet, comme ses étudiants, qui furent les premiers à recevoir les leçons qui forment cet essai sur les transformations qui affectent la définition du politique dans les sociétés contemporaines, nous sommes plusieurs à ressentir un malaise face à la dynamique politique de notre époque. La société des identités est l'un des premiers ouvrages qui identifie clairement ce malaise et qui vise à rompre d'avec la dérive anti-politique contemporaine. En dehors des modes intellectuelles, dans une démonstration fine et pédagogique, Beauchemin invite les intellectuels d'aujourd'hui à changer de paradigme. C'est pourquoi ce petit essai restera pour longtemps marquant dans notre paysage intellectuel.

Qu'est-ce que la société des identités? On doit la situer, au départ, en continuité, une radicalisation dira-t-on, «de l'idéal d'universalisation que la société moderne a institué dans le politique» (p. 31). La modernité a déplacé dans la communauté politique l'exigence éthique inhérente à tout vivre-ensemble – l'exigence de solidarité et du visage de l'autre – autrefois dévolue au monde des dieux et le tradition. Autrement dit, la conception politique moderne, celle au fondement de nos démocraties, vise à ressaisir l'expérience éthique première du vivre-ensemble de manière à l'ériger en projet collectif

La société des identités est une radicalisation de ce projet en autant qu'elle vise à réaliser pleinement, empiriquement, dans une pure immédiateté, l'exigence éthique des modernes. «Le projet universaliste, rappelle Beauchemin, consiste désormais dans la reconnaissance de l'égale dignité de chacun dans le cadre d'une éthique dont les traits dominants résident dans le culte du pluralisme et de la tolérance» (p. 121). C'est ainsi qu'au cours des dernières années, ce que nous appelons politique s'est largement déplacé; d'une action visant à réaliser le bien commun, on est passé à une reconnaissance des identités et des particularismes au sein de la société. D'où l'éloge d'une société civile qui serait située dans l'infra-politique. Pour le dire rapidement, la société des identités tente de réaliser l'idéal éthique des modernes en s'appuyant directement sur les agents particuliers libérés - les individus, les identités ethnoculturelles, les identités sexuelles - par les procès même de la modernité.

C'est là que le bât blesse en quelque sorte. La société des identités propose de réaliser directement l'idéal d'émancipation des modernes en faisant l'économie du moment politique qui fut jusqu'à tout récemment l'espace privilégié de réalisation de cette intention éthique. Ce parcours peut être illustré par quelques exemples puisés dans la démonstration qden fait Beauchemin. Ainsi, il en est de la tendance de nos sociétés à formuler les enjeux sociaux et politiques en termes éthiques, et non plus en termes politiques, conflictuels. Les mouvements identitaires ne contestent pas l'institution mais revendiquent plutôt leur entrée dans l'institution (la revendication pour le mariage de même sexe, comme une large partie des revendications du mouvement féministe en faisant foi). Il s'agit là d'une stratégie qui vise moins à transformer le politique qtà habiliter des acteurs à agir en leur propre nom, au nom de leur propre particularité.

La pensée post-moderne est l'illustration exemplaire de cette démarche qui esthétise le politique en le ramenant aux affirmations identitaires présentes dans l'infra-social. Cela s'est accompagné d'ailleurs d'une virulente critique, par la pensée post-moderne, du projet moderne visant à émanciper, à travers une raison universelle, un sujet politique collectif Il y aurait là une forme de totalitarisme de la raison inacceptable que viendrait libérer la marche personnelle des identités et de l'éthique personnalisée (Lipovetsky).

En faisant cela toutefois, la société des identités comme la pensée post-moderne dissocient la dimension éthique de sa dimension politique. Plus radicalement encore, ils rendent illégitime tout projet collectif Ainsi, la société des identités se rend incapable de penser les raisons communes du vivre ensemble, voire elle élimine l'idée même de la «société» pour aboutir à la penser comme un «Simple équilibrage pragmatique de systèmes partiels et d'absorption dynamique de contradictions» (p. 149). Et c'est pourtant, pense Beauchemin, dans l'articulation de l'éthique et du politique, à travers la permanence d'une communauté politique qui s'instituait comme nationale, que la modernité avait jusqtiici réussi à contrecarrer sa tendance inhérente à la fragmentation. Plus précisément, la communauté politique – la nation – en affirmant l'existence d'un sujet politique à la fois universaliste et communautaire, introduisait une tension politique entre les forces dé-historisante de l'universalisme et particularisante des identités.

Pour Beauchemin la «défense du politique» passe par la défense d'une communauté politique pensée comme un sujet collectif «Le projet du politique affirme-t-il, c'est alors la production et la protection de la société comme monde commun, inscrit dans l'horizon et dans la durée, un monde qui se représente comme civilisation» (p. 108-109). C'est pourquoi l'essai de Beauchemin est aussi un vibrant plaidoyer en faveur de la réhabilitation du «communautarisme». Pas de politique, selon Beauchemin, sans l'inscription des moments éthiques dans un horizon de sens, c'est-à-dire dans une communauté politique. Il ira même jusqu'à dire que le véritable enjeu du politique dest pas l'arbitrage des intérêts mais le maintien de «la société qui cherche à survivre à ce déploiement des forces centrifuge et destructurante» (p. 165)

C'est ici que j'émettrai un désaccord avec la perspective de Beauchemin. Ne prend-t-il pas la condition du politique – la communauté politique – pour sa finalité? Certes, on ne peut qu'être en accord avec lui pour afflrmer que la modernité politique – qui n'est rien d'autre que la démocratie moderne – nécessite l'existence d'une communauté politique qui permet à la division sociale originelle de se transformer en volonté collective. Mais l'enjeu du politique n'est pas la pérennité de la communauté, là ne réside que sa condition d'existence. Il y a danger d'hypostasier la communauté et d'aboutir à ce que justement il veut combattre: la fin du politique.

On rappellera que c'est justement contre l'idée d'une communauté transcendante, au nom de l'auto institutionnalisation du social, que s'est développée la démocratie moderne. Depuis Machiavel l'on sait que la société comme communauté politique n'a pas d'autres fondements que les rapports politiques qui la fondent. Ce qui peut effectivement conduire à la victoire des forces centripètes de la société et à l'abaissement du politique à la guerre des uns contre tous ou, ce que Beauchemin constate aujourd'hui, à une régulation systémique des identités et des intérêts. Contre ces dérives possibles de la politique moderne, le recours à une communauté politique qui encadre et donne sens à la vie politique s'est effectivement avéré nécessaire. Seulement, cette communauté ne peut plus être pensée à la manière de Durkheim comme un lieu que l'on aime qui «protège et confère un sens à son existence» (p. 104). Elle est nécessairement, dorénavant, un monde-vécu post traditionnel, c'est-à-dire qui ne va plus de soi, qui est problématique.

je suis peut-être un peu sévère envers Beauchemin. je crois, comme lui, que l'existence d'une communauté politique est essentielle à la permanence du politique. La société des identités démontre brillamment comment la volonté de faire fi de l'existence d'une telle communauté brise la dynamique politique de la modernité. Je plaide uniquement ici pour l'approfondissement d'une idée de la communauté politique, une communauté nécessaire, mais nécessairement problématique.

je souhaite, en fait, une continuité à ce livre qui porterait sur l'idée de la communauté dans les démocraties modernes. Ce serait, là aussi, comme La société des identités, un ouvrage important, marquant dans la réflexion contemporaine sur les conditions permettant d'espérer une continuité à l'expérience d'une politique démocratique. Car, depuis Fernand Dumont, personne au Québec mieux que Beauchemin nous a rappelé les raisons communes du vivre-ensemble.

Joseph Yvon Thériault, CIRCEMI/Département de sociologie, Université d'Ottawa, Bulletin d'histoire politique, vol. 14, no 1.