L’illusion continentale. Sécurité et nord-américanité

L’illusion continentale. Sécurité et nord-américanité

Durant la décennie 1990, l’intégration en Amérique du Nord s’exprimait avant tout dans sa dimension économique par l’Accord de libreéchange nord-américain (ALENA). Si les enjeux de la sécurité intérieure modulaient lentement les réflexions de Washington, il n’en demeurait pas moins que durant cette période les élites marchandes, principalement canadiennes, considéraient comme inévitable un rapprochement entre les trois pays malgré l’asymétrie de puissances entre les partenaires. Toutefois, après le 11-Septembre, l’intégration nord-américaine se trouve remise en question par la donne sécuritaire. Ainsi, les frontières, loin de disparaître, modulent profondément les relations entre les trois partenaires. Autant au sud qu’au nord, ces frontières semblent faire voler en éclats l’idée même d’une véritable intégration nord-américaine.

S’intéressant avant tout aux relations canado-étasuniennes, l’essai s’insère dans une réflexion plus large du Canada anglais sur les différences fondamentales entre le Canada et les États-Unis. Rejoignant à maints égards les approches critiques en relations internationales, Drache s’interroge sur la constitution d’une «nord-américanité», autrement dit, d’une identité nord-américaine, qui devait nécessairement résulter de l’ALENA. Le travail de Drache interroge la centralité de la frontière à partir d’un triple constat: le démantèlement de l’État-providence aux États- Unis, la subordination des échanges économiques aux visions et aux intérêts étasuniens et, enfin, l’impératif sécuritaire. Ces trois dimensions sont les principaux éléments qui servent de trame argumentative à l’auteur pour démontrer l’impossibilité d’une «nord-américanité» partagée entre les trois États.

L’ouvrage se compose d’un avantpropos et d’un épilogue qui servent d’introduction et de conclusion, tandis que sept chapitres constituent le corps du livre. Une bibliographie commentée et une annexe chronologique sur la frontière canadoaméricaine complètent le tout. D’entrée de jeu, Drache délimite clairement à ses yeux le principal problème du Canada: son manque de confiance à l’égard des États-Unis. Dans une sorte d’ambivalence, les Québécois sont à la fois partie prenante du Canada, mais aussi exclus de ce problème. Selon Drache, le Canada n’a jamais parfaitement saisi l’importance de la frontière. Les deux premiers chapitres expliquent cette importance. Ils mettent aussi l’accent sur les principaux éléments qui ont construit la frontière entre les deux États et les différences fondamentales de part et d’autre de celle-ci. L’auteur souligne l’incapacité canadienne à réfléchir à la frontière, qui est ni plus ni moins qu’une institution non pensée par Ottawa. Or, cette incapacité des autorités fédérales se poursuit avec la dernière grande modification à la frontière, qui constitue le coeur même de la doctrine Bush: le Homeland Security Act. Aux yeux de Drache, cette loi constitue une véritable révolution constitutionnelle. Elle permet des attaques préventives à l’extérieur et retire au ministère de la Justice des États-Unis tous les freins démocratiques destinés à encadrer la mission d’assurer la sécurité intérieure étasunienne par les organisations publiques de sécurité.

Au chapitre 3, l’auteur se penche sur le régionalisme dans les deux pays. Il est en désaccord avec l’idée que certaines régions, de chaque côté de la frontière, sont plus intégrées entre elles qu’entre régions du même pays. Autrement dit, l’intégration entre le Québec et l’Ontario est plus grande que l’intégration de ces provinces avec leurs voisins étasuniens limitrophes. Il constate ainsi que les différences entre le Canada et les États-Unis sont profondes. Il s’attarde notamment à la citoyenneté, aux valeurs qui éloignent de plus en plus les citoyens des deux pays, à la formulation des politiques publiques et à la présence de l’État-providence.

Darche poursuit son analyse et s’interroge sur la construction d’une communauté nord-américaine dont l’ALENA devait représenter la première pierre dans la construction de cette nord-américanité. Outre la différence de plus en plus grande des valeurs, il remarque que les États- Unis jouissent de «privilèges» malgré l’ALENA, comme dans l’affrontement sur la question du bois d’oeuvre, et que la construction des politiques sociales diffère trop pour s’imaginer pouvoir assurer la construction d’une communauté intégrée. Dans le chapitre suivant, il fait une évaluation de l’accord de libreéchange entre les trois pays. Sans surprise, les promesses de l’ALENA ne sont pas au rendez-vous, notamment pour l’autre partenaire qu’est le Mexique. Si les données macroéconomiques sont intéressantes, l’analyse de l’auteur montre que les populations devant bénéficier des retombées de l’accord en sont finalement les victimes. À ce propos, les règles du jeu définies par l’ALENA, au lieu d’assurer un cadre commun, sont soumises aux aléas de la volonté étasunienne.

Après avoir tracé un portrait contrasté des liens de voisinage entre les États-Unis, le Canada et, dans une moindre mesure, le Mexique, Drache revient à la dimension sécuritaire où le 11 septembre 2001 marque une rupture. Dans cette nouvelle mouture sécuritaire, le Canada doit cesser de se faire des illusions: il n’est pas une priorité pour Washington. Il ne l’a d’ailleurs jamais été. C’est un mirage de considérer qu’une amitié unit les deux États. Le Canada doit, à cet égard, se donner une culture stratégique pour le XXIe siècle. La frontière est donc une institution qui mérite une vision canadienne propre. Au lieu de tenter de se mouler aux desiderata étasuniens, notamment en matière d’immigration, le Canada doit demeurer fidèle à lui-même. Dans cette lignée, Drache y va de ses propres suggestions pour guider la politique canadienne à l’égard de la frontière. Les deux derniers chapitres sont des réflexions sur les différences entre le Canada et les États-Unis, sur l’importance de la frontière et sur l’incapacité, par l’intermédiaire de l’économie, de créer un espace identitaire nord-américain. Bref, sur le fait que la «nord-américanité» n’est qu’une illusion.

Cet essai s’adresse à un large public qui s’intéresse aux relations entre le Canada et les États-Unis. Il offre au lecteur des pistes de réflexion intéressantes malgré certains points discutables. Par exemple, dans sa vision particulière de la doctrine Bush, on peut facilement considérer que Drache vient à confondre tendances structurelles et conjoncturelles. Si la transformation des organisations de sécurité et la sécurité intérieure sont des tendances lourdes, de nombreux aspects de la doctrine Bush, dont l’imposition de la démocratie à l’extérieur, sont à mon sens déjà périmés. De plus, considérer les sociétés canadiennes et étasuniennes comme fondamentalement dissemblables m’apparaît exagéré. Il existe des différences notables, mais le mode de vie ou plusieurs références culturelles, surtout au Canada anglais, demeurent proches. Ainsi, certaines nuances seraient plus indiquées. En outre, lorsque l’auteur aborde la place du Québec et des francophones, le propos est souvent réducteur et ambivalent. Il n’en demeure pas moins que le mérite de Drache est de favoriser un débat fécond sur nos orientations vis-à-vis de notre voisin du sud. À ce propos, il faut remercier Athéna Éditions de rendre disponible cet ouvrage. Celui-ci permet aux francophones qui ne sont pas des familiers des débats concernant les relations entre le Canada (anglais) et les États-Unis de constater l’ambivalence d’une partie de l’élite anglophone. Espérons que d’autres livres publiés au Canada anglais seront également traduits en français avec le même soin que l’ouvrage de Drache.

Dany Deschênes. École de politique appliquée Université de Sherbrooke, Sherbrooke Études internationales, vol. XXXIX, no 4, décembre 2008.