Survivre aux tranchées. L'Armée canadienne et la technologie, 1914-1918

Survivre aux tranchées. L'Armée canadienne et la technologie, 1914-1918

La préface du livre de Bill Rawling, écrit par Peter Simkins, professeur au Centre d'études de la Première Guerre, à l'Université de Birmingham, rappelle les travaux de recherche des historiens canadiens pour dissocier l'action de leurs troupes de celle des troupes britanniques dans l'histoire de la Grande Guerre. Survivre aux tranchées a marqué toute cette génération de chercheurs canadiens. L'auteur veut montrer l'importance de la formation des soldats du corps d'armée canadienne à l'utilisation des armes de guerre et à 1'évolution des techniques. La tactique s'en est trouvée modifiée surtout en 1917-1918 et a favorisé les victoires des offensives des troupes canadiennes. Des photos illustrent ce propos. De nombreuses notes et la présentation de leurs sources très diverses enrichissent le texte qui reste cependant une étude intéressante de la Grande Guerre, surtout pour des chercheurs militaires.

L'apprentissage des soldats canadiens à la guerre, malgré un premier entraînement pendant la guerre des Boers, est loin d'être au point en 1915. Les Britanniques découvrent à cette date l'importance de la mitrailleuse dans une guerre de tranchées et commencent à en enseigner le maniement. Mais la plupart des fantassins n'ont en main qu'une carabine, la Ross qui s'enraye, la mitrailleuse est pratiquement inutilisable, l'artillerie manque de précision et l'utilisation des fils de fer barbelés entraîne de lourdes pertes. Des centres d'entraînement sont alors créés pour les fantassins: tir, lancer de grenades, maniement de la mitrailleuse:

«Les soldats canadiens et leurs chefs cherchent alors des occasions de mener des expériences en matière de technologie de guerre et le raid de tranchée devient leur laboratoire.» Plus tard, comme 1'écrit un soldat à sa fiancée: «On parle de nous donner des Lee-Enfield et le plus tôt sera le mieux; nous aurons une chance de sauver nos vies car après dix coups, la Ross s'enraye.»

Mais, les armes modernes ne peuvent être victorieuses sans le développement des moyens de communication, 1'exemple de la Somme en est une preuve: ordre est donné pour que le peloton ne se fie qu'à lui-même et installe des lignes téléphoniques dès que l'objectif est atteint. L'attaque du 15 mars 1916 est décrite comme une catastrophe: «Ce fut une confusion indescriptible. Très tôt les communications entre les unités et les quartiers généraux des bataillons et brigades de la division furent coupées. Les messagers pataugeant dans les marécages tombaient l'un après l'autre, victimes des canardeurs allemands. Et les pigeons voyageurs, la dernière ressource, mouraient commotionnés en prenant leur vol. Les cartes étaient devenues inutiles; la pluie et l'artillerie avaient changé les contours du terrain. Aucune circulation n'était possible en plein jour, et la nuit, on perdait le sens de la direction. Les avions ne pouvaient voler d'où l'absence de photos aériennes.» La bataille de Saint-Éloi, le 8 avril 1916, montre également que la technologie militaire n'est pas suffisamment avancée pour permettre aux généraux de contrôler les opérations.

Les nouvelles recrues arrivent en août 1916, mal préparées au combat, il leur faut six mois pour s'entraîner. Malgré l'artillerie, l'avancée est difficile. Lourdement chargées d'outils pour les barbelés, de leur fusil, de leurs vêtements et équipements, ce qui représente 55 kg, elles avancent très lentement. Des rapports sont envoyés au QG proposant des améliorations sur le fardeau imposé au fantassin, l'approvisionnement des armes, des grenades, l'augmentation des Lewis, l'utilisation plus ou moins importante des chars suivant l'état du terrain.

L'entrée des tanks dans la bataille est assez spectaculaire pour les fantassins. «C'était une épouvante que l'arrivée grotesque, fantastique de ces premiers mastodontes, fonçant sur l'ennemi à travers les trous d'obus.» Mais, bien vite, certains trouvent que leur lenteur les rend peu efficaces et la nouvelle technologie n'impressionne pas les soldats canadiens: «On ne devrait jamais faire de l'infanterie un accessoire des chars. Les chars sont un auxiliaire utile de l'infanterie mais rien de plus.»

Après l'armement et la tactique, on revoit le nombre de vagues d'assaut, les équipes de nettoyage, l'utilisation de l'aviation, du téléphone.

Au printemps 1917, la Somme et Verdun ont entraîné des pertes très élevées. Afin de mettre au point une tactique efficace à Vimy, le commandant de division, Arthur Currie envoyé auprès des Français, rapporte des informations sur l'importance du renseignement, des opérations de reconnaissance et des troupes d'assaut, il conclut: «Les Français attachent la plus haute importance à cet entraînement spécial des troupes d'assaut et c'est là à mon avis la leçon la plus importante qui se dégage de mon passage à Verdun.»

Passchendaele, malgré les avancées technologiques, résume toutes les horreurs de la guerre, «véritable cataclysme militaire» de juillet à septembre 1917, avant 1'arrivée des Canadiens en octobre. Ceux-ci livrent trois importantes batailles, les 26, 30 octobre et le 6 novembre, alors que l'artillerie est enfouie dans la boue. Les avions allemands deviennent de plus en plus efficaces: «C'est à Paschendale que nous avons vu le plus d'avions boches!» Entre Passchendaele et l'été 1918, les Canadiens se préparent à un nouveau type d'offensive. C'est le corps d'armée tout entier qui doit progresser, et non plus les seuls fantassins, en gagnant quelques kilomètres, mais la technologie ne change pas. L'assaut des chars à Cambrai montre leur vulnérabilité, l'artillerie est renforcée, et la liaison avion-infanterie qui demeure un sujet de discussion s'améliore avec 1'intégration de l'aviation canadienne dans la Royal Air Force et 1'entraînement des pilotes à «descendre» des appareils ennemis.

Les troupes allemandes; commencent à être épuisées. Le 1er juillet 1918, la 4e Armée britannique, la 1re Armée française, et le corps d'armée canadien avec les Australiens se positionnent à l'est d'Amiens. Les Canadiens ont mis au point la précision de l'artillerie grâce aux renseignements des Australiens sous la direction du lieutenant-colonel McNaughton, commandant la contre-batterie. Pendant ce temps, les chars Mark IV, avec quatre hommes chacun, sont préparés en quatre bataillons à 923 m de la ligne d'attaque, pendant que les avions opèrent pour cacher le bruit de cette préparation.

L'auteur analyse ensuite la bataille de la nuit du 7 au 8 août, le rôle de l'armement moderne et ses difficultés à dominer les troupes allemandes. Les nouveaux chars Whippets associés aux Mark IV ne percent pas facilement car les Allemands ont mis au point des armes antichars avec balles perforantes, ce qui cause de nombreuses pertes. La Royal Air Force engage de violents combats aériens mais, à cause du brouillard, ne peut détruire les ponts de la Somme. Par ailleurs, l'équipement de la communication s'améliore, les signaleurs mettent en place constamment des centres d'information téléphoniques, mais les messagers à pied continuent à tenir les différents bataillons au courant de l'évolution des événements. Le 9 août au soir, les Canadiens n'ont pourtant avancé que de 16 km et la bataille se continue jusqu'au 20 août.

L'auteur signale que l'amélioration des armes nouvelles permet un nombre de blessés, prisonniers, disparus moins important que lors des batailles de Vimy et Passchendaele. «Ce n'est qu'à Valenciennes, cependant, que la pure technologie faillit remplacer les êtres de chair et de sang, mais c'est aussi lors de cette offensive que deux divisions connurent leur pire mois de guerre, les 3e et 4e divisions. Presque toutes les batailles livrées par les troupes canadiennes de 1915 à 1918 ne relèvent pas d'une guerre d'usure mais de la nécessité de rompre l'impasse sur le front ouest. Il y a un rapport étroit entre tactique, gain de terrain sur les champs de bataille et pertes humaines.»

Bill Rawling conclut en rendant hommage aux soldats canadiens qui n'ont pas constitué seulement des troupes complétant celles des Britanniques de 1915 à 1918, mais ont su non seulement donner leur avis sur les moyens techniques employés pendant la Grande Guerre, mais aussi les utiliser: «Le soldat canadien a été capable par le choix de ses armes et par son aptitude à apprendre, à influer sur son propre destin, pendant la guerre.»

Chantal Antier, Guerres mondiales et conflits contemporains, no 219, 2005.

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Les éditions Athéna ont eu une heureuse initiative en publiant enfin une version française du classique de Bill Rawling: Survivre aux tranchées. L’armée canadienne et la technologie, 1914-1918. Publié en 1992 sous le titre Surviving Trench Warfare. Technology and the Canadian Corps, 1914-1918, cet ouvrage a connu un tel succès qu’il a fait l’objet d’une seconde édition en 1997. Avant d’en aborder le contenu, il y a lieu de présenter le contexte dans lequel s’inscrit la version française.

Les francophones du Canada n’ont pas l’habitude de lire ce genre de livre. Pour eux, la Grande Guerre se résume souvent au refus massif des Canadiens français de participer au conflit. Ils se souviennent davantage, par exemple, des émeutes de Québec de 1918 que des mille soldats du 22e Bataillon (canadien-français) morts au combat. Généralement, les historiens canadiens-français s’intéressent peu à la thématique étudiée par Rawling. Par ailleurs, il s’agit d’un livre très technique sur les manières dont les Canadiens faisaient la guerre. Or les Canadiens français connaissent mal l’histoire militaire générale. A-t-on brûlé des étapes? Peut-être, mais c’est un risque que les éditions Athéna ont eu le courage d’assumer.

Plus d’un historien sera surpris de voir qu’une publication en français aborde la Première Guerre mondiale dans une perspective purement militaire. Depuis les années 1980, les recherches sont surtout axées sur l’histoire culturelle. Les études sur des thèmes tels que le corps, l’enfant, le deuil et la mémoire ont présenté la guerre de 1914-1918 sous de nouveaux angles. Dans cette optique, la question centrale est celle que pose Jean-Baptiste Duroselle dans La Grande Guerre des Français: l’incompréhensible: Comment les civils et les militaires ont-ils pu tenir pendant plus de quatre ans? Autrement dit, une partie de la recherche actuelle porte sur le consentement des populations civiles et militaires aux sacrifices imposés par cette guerre.

Cette histoire culturelle ne tient pas compte de la manière dont les soldats faisaient la guerre. Or il existe un lien entre ce que l’on considère dédaigneusement comme l’histoire technique des batailles et l’histoire des soldats déterminés à s’adapter et à survivre aux tranchées. Faire converger deux courants de pensée a priori opposés pourrait comporter l’immense avantage de briser des mythes sur la guerre qui, malheureusement, perdurent. Bill Rawling relève ce défi en montrant que l’histoire «culturelle» des soldats peut se conjuguer à une analyse technique de leur équipement. Par exemple, il cite fréquemment la correspondance des soldats, qui donnent régulièrement des détails techniques sur le fonctionnement de leurs armes.

Le lecteur qui s’attend à trouver dans ce livre des détails sur les processus scientifiques ayant conduit à l’apparition de nouvelles armes au front sera vite déçu. L’auteur ne cherche pas à faire de l’«histoire par en haut» et ne traite pas des débats sur l’utilisation de l’avion, du char d’assaut ou des gaz toxiques. Il se demande comment les soldats s’adaptaient et survivaient avec le matériel dont ils disposaient et étant donné ce qu’ils subissaient. Telle est la problématique de base de Rawling, qui, à l’instar des soldats, ne se contente pas des rapports des décideurs sur l’implantation de nouvelles technologies. Il cherche à comprendre comment les soldats sont parvenus à imposer «en haut» ce que l’on avait expérimenté «en bas».

La problématique de Rawling comporte trois dimensions. D’abord, l’auteur s’intéresse davantage aux tactiques qu’à la stratégie, dans la mesure où il cherche à cerner la nature du lien entre les outils de guerre et ceux qui les utilisaient. Ensuite, il estime que le facteur décisif de la victoire ne fut pas tant la technologie que les efforts déployés par l’armée canadienne afin de s’y adapter pour survivre. Hormis de rares exceptions, la plupart des armes et des pièces d’équipement existaient avant 1914, sous des formes parfois rudimentaires. Finalement, il montre que les soldats ont tout fait pour intégrer des outils qui leur permettraient d’échapper à l’immobilisme des tranchées et de mieux contrôler leur environnement. L’auteur pense qu’ils y sont parvenus, ce qui va à l’encontre de la représentation plus classique et stéréotypée d’une guerre de tranchées, où rien ne bougeait pendant des mois, voire des années.

On pourrait ranger Rawling dans la catégorie des auteurs pour lesquels la théorie de la courbe d’apprentissage (learning curve) permet d’expliquer l’adaptation des soldats aux réalités du champ de bataille. C’est sur cette théorie que s’appuient les chercheurs britanniques qui tentent de comprendre comment les chefs militaires et leurs soldats ont adapté leurs stratégies et leurs tactiques afin de répondre aux nouvelles exigences du combat, qui, en 1918, n’avaient plus rien à voir avec ce qu’on apprenait avant 1914. Selon cette théorie, la guerre est linéaire, et les erreurs fournissent des éléments d’apprentissage susceptibles d’aboutir à la victoire. Ses partisans soutiennent qu’elle permet de réfuter les thèses de ceux qui pensent que l’Angleterre ne s’est jamais remise de cette saignée jugée inutile. Pour Tim Travers et Paddy Griffith, cette théorie explique les erreurs de commandement en 1914-1918, tandis que l’«école australienne» qui s’est constituée autour de Robin Prior et Trevor Wilson doute de sa validité. Dans leur étude sur la troisième bataille d’Ypres, Prior et Wilson rappellent l’inefficacité du bombardement anglais contre les positions allemandes. On a, selon eux, répété les mêmes erreurs qu’à l’été précédent dans la Somme. Qu’a-t-on appris depuis qui justifie que les troupes de l’Empire britannique aient perdu plus de 250 000 hommes pour une avancée de quelques kilomètres? L’ouvrage de Rawling s’inscrit dans ce débat.

Survivre aux tranchées est divisé en huit chapitres, qui couvrent l’ensemble des activités du corps d’armée canadien du printemps 1915 à l’automne 1918. L’auteur relate en ordre chronologique les grandes batailles du corps canadien (Ypres, la Somme, Vimy, etc.), où ont été mis à l’épreuve les nouveaux acquis tactiques et technologiques, mais il dépeint également les activités des Canadiens lors des accalmies sur le front, notamment en hiver. Les périodes d’entraînement derrière le front sont des moments propices pour assimiler les leçons tirées de l’expérience et concevoir de nouvelles tactiques. C’est là un trait original de ce livre, car nous ne connaissons pas toujours bien la nature des activités entre les batailles à grande échelle et pensons souvent que ces engagements constituaient alors la règle plutôt que l’exception.

La démarche de Rawling consiste d’abord à présenter les événements et à fournir une explication approfondie de ce qui s’est réellement passé, puis à décrire les armes et le matériel des Canadiens. L’auteur analyse ensuite la façon dont les soldats se sont comportés sur le terrain et ont fait face à l’imprévu. Il rappelle constamment que la technologie mise à la disposition des Canadiens les a forcés à agir de telle ou telle manière pour survivre et il explique pourquoi. Ce lien de cause à effet, intégré à la théorie de la courbe d’apprentissage, constitue la deuxième caractéristique de la démarche de l’auteur.

Rawling fait appel à des sources très diverses. Il se concentre sur les pelotons, les compagnies et les bataillons, en s’appuyant sur des documents qui proviennent presque tous des Archives nationales, à Ottawa. Les témoignages des colonels, des lieutenants et des soldats montrent qu’ils avaient tous à cœur de tirer le meilleur parti de leur matériel afin que chaque formation, même les plus petites comme le peloton (30-50 hommes) ou la section (10-15 hommes), puisse devenir entièrement autonome et déployer une certaine puissance de feu lorsque les armes lourdes auxiliaires, l’artillerie par exemple, ne pouvaient intervenir.

Le peloton de 1915 n’avait à peu près rien en commun avec celui de 1918. En 1918, chaque fantassin devait accomplir une tâche particulière avec une arme spécifique. La comparaison que fait Rawling entre, par exemple, la façon de combattre des divers bataillons est des plus intéressantes. Quelques schémas accompagnent le texte, comme celui du déploiement du 28e Bataillon lors de l’assaut de la crête de Vimy (p. 147). Cette unité avait alors un ordre de bataille différent de celui du 22e Bataillon, qui était appelé à jouer un rôle différent en tant qu’unité de réserve. Il ressort de tout cela qu’il n’y avait pas de philosophie uniforme de la guerre dans le corps canadien.

L’auteur se garde de porter des généralisations en présentant ces schémas. Étant donné les problèmes de communication, la nature du terrain, la résistance ennemie, les effectifs et le matériel disponibles, tout porte à croire, selon lui, que les tactiques n’étaient pas les mêmes d’un bataillon à l’autre. Rawling déduit de l’analyse de ses sources que le but principal des militaires était certes de survivre mais aussi de faire la guerre de manière à ce que le taux de pertes soit proportionnel à la valeur des objectifs.

On peut reprocher à Rawling l’emploi d’une trop grande variété de sources. Aussi intéressantes soient-elles, notamment lorsque les simples soldats parlent de leurs armes, elles pourraient ne pas permettre de dégager une vue d’ensemble de l’évolution de la technologie et de l’adaptation des hommes à cette technologie. Or c’est là que réside la réalité du combattant. Contrairement aux historiens qui donnent une interprétation collective de l’expérience de la guerre, Rawling insiste sur le fait que la guerre est loin d’avoir été la même pour tout le monde. La dotation en fusils, en fusils à grenades, en fusils-mitrailleurs et en grenades semble être équivalente d’un peloton à l’autre, mais l’important, c’est l’utilisation qui est faite de ces armes.

La polémique soulevée par l’imposition de la carabine Ross illustre ce que l’on pourrait appeler l’histoire «culturo-militaire». À cet égard, la lettre du soldat T. W. Law (p. 82) constitue un témoignage intéressant: «Tu m’interroges sur la carabine Ross. Eh bien, ma chérie, c’est terrible à dire, mais nous sommes ici à faire de notre mieux, et ils ne nous fournissent pas la carabine qui nous serait la plus utile. J’ai vu, ma chérie, en plein combat, les gars replacer la culasse à coups de pied avant de tirer de nouveau et être obligés de faire le même geste à cinq reprises. On parle de nous donner des Enfield, et le plus tôt sera le mieux; nous aurons alors une chance de sauver nos vies, car après dix coups la Ross ne peut servir que de massue. Espérons que la population canadienne prendra conscience de cela.» En prendre conscience? On peut en douter, car la lettre de Law a été interceptée par la censure militaire. Néanmoins, il y a ici une combinaison innovatrice illustrant la possibilité de faire de l’histoire culturelle à partir de l’histoire d’une bataille. Il s’agit là d’une autre caractéristique de la méthodologie de Rawling.

L’ouvrage aurait gagné en clarté s’il avait contenu davantage de cartes. Un lecteur averti peut à la limite s’en passer, mais, pour celui qui connaît moins bien cette période de l’histoire, il aurait été pertinent d’inclure des cartes des grandes opérations du corps canadien. Une meilleure connaissance de la topographie aurait permis de mieux saisir la thèse de Rawling voulant que la guerre n’a pas été identique pour tout le monde et que, chaque fois qu’un problème se posait, les Canadiens apportaient des solutions technologiques et tactiques en se basant sur leur expérience et en s’adaptant à la situation. L’autre carence est le manque de photographies. À quoi ressemblent, par exemple, une carabine Lee-Enfield équipée d’un lance-grenades ou la grenade Mills no 5? Des illustrations n’auraient pas nui à la compréhension de ce livre hautement évocateur de la réalité matérielle des soldats canadiens. Les quelques photographies présentées sont néanmoins pertinentes et illustrent adéquatement le propos de l’auteur.

La version française comporte aussi quelques lacunes. Elle présente certes (p. 275-286) une description détaillée des sources, dans laquelle Rawling fournit des références pertinentes pour tout chercheur, amateur ou professionnel, s’intéressant au corps d’armée canadien en 1914-1918 et fait des comparaisons historiographiques afin de voir comment la question qu’il traite a été abordée dans d’autres pays. Cependant, la partie réservée aux annexes est assez pauvre. À part l’analyse des sources, la version française ne contient qu’une annexe de sept pages sur les pertes et les effectifs mensuels du corps canadien. Elle ne présente pas de tableaux, comme le fait la version anglaise de 1997, illustrant l’ordre de bataille de ce corps d’armée, ce qui aurait été utile au lecteur connaissant mal le sujet.

Il n’en demeure pas moins que Survivre aux tranchées est un ouvrage incontournable. Il constitue un outil de travail capital pour les chercheurs, les étudiants et les néophytes désireux de comprendre comment la guerre de 1914-1918 s’est déroulée pour les soldats canadiens. D’une écriture colorée, cet ouvrage, qui remet fréquemment et judicieusement les événements en perspective, témoigne d’une recherche minutieuse et d’un souci constant de présenter les soldats canadiens sous un autre jour. Rawling s’éloigne du paradigme de la «victimisation des soldats-citoyens». Il dépeint les soldats comme des hommes devenus de véritables professionnels du combat et ayant appris à se servir de la technologie et des tactiques dont ils disposaient pour reprendre le contrôle de leur environnement et pour survivre. Ce livre est une véritable bouffée d’air frais qui disperse le smog de la mauvaise interprétation de la réalité historique.

Carl Pépin prépare un doctorat en histoire à l’Université Laval. Revue militaire canadienne.

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Le Canada au front

La Première Guerre mondiale fut à l'origine d'un développement technologique sans précédent et cette transformation radicale des instruments de guerre (apparition d'armes nouvelles mais aussi perfectionnement des outils existants) entraîna une transformation des tactiques militaires.

Historien à la direction Histoire et Patrimoine du ministère de la Défense nationale du Canada, Bill Rawling nous propose ici la traduction d'un ouvrage paru en 1992 à Toronto sous le titre Surviving Trench Warfare. Technology and the Canadian Corps, 1914-1918. Il analyse comment les forces britanniques, et plus particulièrement le corps d'armée canadien, réussirent à faire face puis à vaincre l'armée allemande sur le front de l'Ouest. Il s'attache pour cela à l'étude de la relation entre les soldats et les outils de la guerre, et à l'évolution de la tactique militaire qui en découle. Comme le souligne l'auteur, le comportement des soldats canadiens face aux nouvelles techniques fut le même que celui des corps expéditionnaires britannique et américain, ainsi que des soldats français et allemands.

L'ouvrage est divisé en huit chapitres chronologico-thématiques qui couvrent toute la durée du conflit. Avant l'étude de l'année 1915 (deuxième bataille d'Ypres), le premier chapitre est en partie consacré aux leçons tirées par l'armée britannique de la guerre des Boers et du conflit russo-japonais. B. Rawling évoque ensuite les difficultés rencontrées avec certaines armes déficientes (mitrailleuse Colt et carabine Ross entre autres) et leur remplacement progressif par un armement mieux adapté. Le corps expéditionnaire canadien, mal formé et mal organisé, s'entraîna longuement (notamment avant et après la terrible bataille de la Somme) et les différentes tactiques d'offensive et de défensive s'adaptèrent petit à petit au potentiel destructeur des nouveaux armements. Le cinquième chapitre présente une analyse tactique très fouillée de la bataille de Vimy pendant laquelle l'artillerie canadienne soutint l'infanterie, en obéissant à un plan complexe comprenant cinq fonctions différentes.

La tactique canadienne, élaborée selon la méthode «feu et mouvement», fut utilisée lors de la bataille de Vimy et lors de la troisième bataille d'Ypres, ou Passchendaele, pendant laquelle les pertes humaines furent terribles üuillet-novembre 1917). Elle «permettait d'effectuer une trouée dans des positions statiques de plus en plus profondes», mais les pertes encourues restaient élevées. Elle convenait bien à une guerre d'usure, mais, à partir de 1918, les Canadiens se trouvèrent confrontés à un type de guerre différent, plus proche de la guerre de mouvement. Jusqu'à l'été 1918, ils se préparèrent donc à cette guerre d'un genre nouveau, «dans laquelle le corps d'armée tout entier, et non plus la seule infanterie, ferait mouvement, et au cours de laquelle l'avance se mesurerait en kilomètres plutôt qu'en centaines de mètres». Cette nouvelle méthode de combat trouva son application dans les offensives de 1918, sujets du dernier chapitre, qui virent le percement et l'effondrement du front allemand.

Une intéressante présentation des sources, un index, et un tableau qui comptabilise, mois par mois, les pertes du corps d'année canadien, viennent compléter l'étude de Bill Rawling. À la fois clair et dense, cet ouvrage nous montre bien que l'évolution de la tactique militaire fut, durant toute la guerre, «symptomatique de l'évolution des rapports entre l'armement et ceux qui enfaisaient usage».

Thérèse Krempp. (Mis en ligne le 23/05/2006) www.parutions.com. Parutions.com, 2007-03-05.