Journal de guerre (1915-1918) Thomas-Louis Tremblay

Journal de guerre (1915-1918) Thomas-Louis Tremblay

J'ai lu le journal de guerre du colonel Thomas Louis Tremblay, un ouvrage dont je ne connaissais pas l'existence. Je croyais avoir tout lu sur le 22e Régiment; de là ma surprise de découvrir ce journal si longtemps oublié.

Dans ce journal personnel quotidien, on retrouve des faits connus de l'histoire officielle, mais les plus intéressants sont les faits officieux et inédits.

Il ne faut pas oublier que c'est un journal, alors tous les événements y sont relatés en détails. Les opinions spnt exprimées en toute liberté. J'ai l'impression que cet ouvrage sera plus apprécié des personnes qui sont déjà initiées aux choses militaires et à l'histoire.

Ce journal contient quelques périodes monotones, surtout celles datant d'avant la guerre. Cela est bien normal, les événements sont plus routiniers et moins dramatiques que l'activité proprement dite du front et du fracas des armes.

Comme dans les récits de la guerre de 1914, on parle de l'épreuve de la boue, de la pluie, des mutilations sanglantes, épreuve ultime sans issue pour ces hommes plongés dans l'enfer de la guerre.

Il apparaît dans ce journal que les officiers sont très instruits pour l'époque. La grande majorité viennent d'un milieu professionnel et la plupart appartiennent déjà à une unité de milice.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les hommes venant des campagnes et du métier de bûcherons ne sont pas si nombreux que cela dans la troupe, malgré la forte ruralité du Québec de cette époque. Il semble qu'il en vienne plusieurs de la ville, tels des commis de commerces, des ouvriers d'usine, et ainsi de suite. Hormis leur bravoure et leur misère, nous n'avons pas beaucoup plus de détails sur eux.

Un des faits inédits (à ce que je sache) qui surprend dans ce journal est la campagne de dénigrement menée contre le 22e Bataillon par un dénommé William Maxwell Aitken (qui deviendra plus tard Lord Beaverbrook...). Ce Canadien, né à Maple, en Ontario, est propriétaire de trois journaux britanniques. «Ses articles sont d'une violence inouïe tous les jours il dépeint les Canadiens Français sous des couleurs les plus sombres», écrit le colonel Tremblay dans son journal. Rencontrant l'auteur par hasard, le commandant du 22e Bataillon, qui n'a pas «la langue dans sa poche», ne rate pas l'occasion de lui dire sa façon de penser.

Il est très apparent à la lecture de son journal que le colonel Tremblay se sent investi d'une mission importante de représenter ses hommes. Ils doivent démontrer leur vaillance à tout prix. Alliés et ennemis, ils sont environ 13 millions d'hommes sur ce champ de bataille. Pour la première fois depuis Châteauguay, les Canadiens sont commandés par leurs officiers.

Le commandant Tremblay est un homme libre qui n'hésite pas à donner son avis quand les choses lui apparaissent insensées. Il a un jugement sûr et il a des convictions. C'est un homme sensible et cultivé, mais à la poigne sûre et ferme lorsque les circonstances l'exigent.

J'ai trouvé le journal intéressant à lire surtout pour les faits inédits qu'il révèle. Je le recommande.

Roger Charest, Adsum, octobre 2006, p. 16.

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Enfin, le journal de guerre de Thomas-Louis Tremblay, commandant du 22e bataillon canadien-français au cours de la Grande Guerre de 1914-1918, a été publié. Conservé aux archives du Musée du Royal 22e Régiment, ce journal a été enrichi par des notes explicatives de termes militaires, d'individus ou de batailles cités par l'officier, en plus de nombreuses mises en contexte historique et de photographies qui s'avèrent souvent nécessaires pour mieux appréhender et comprendre les différentes références ou l'importance d'allusions à des événements, des engagements ou des éléments de la vie militaire faites par Thomas-Louis Tremblay au cours de son journal intime. Nous devons ce travail de mise en valeur à l'archiviste même du Musée du Royal 22e Régiment: Marcelle Cinq-Mars.

Il convient sans doute de rappeler que cet ouvrage est d'autant plus important pour les historiens ou amateurs d'histoire militairey, que le 22e bataillon canadien-français, levé au Québec dès l'automne 1914, fut la seule unité spécifiquement francophone du Corps expéditionnaire canadien durant tout le conflit, et que rares sont les mémoires de soldats ou d'officiers de cette unité qui ont été publiés. Journal de guerre est doncà voir comme un ouvrage permettant en partie de combler ce vide.

Avec ce Journal de guerre, nous avons l'occasion de disposer d'un témoignage militaire de première main où, à travers les yeux, mais aussi les sentiments d'un officier, nous pouvons découvrir la vie et les actions au front du 22e bataillon canadien-français au cours de la Première Guerre mondiale, en plus de connaître le rapport à certains faits de l'homme se confiant à son journal. Le récit débute ainsi le 11 mars 1915, date de la prise de fonction de Thomas-Louis Tremblay au 22e bataillon canadien-français, et se termine en décembre 1918, moment où l'unité est cantonnée comme troupe d'occupation à Bonn en Allemagne. La forme même du journal de Thomas-Louis Tremblay a été préservée, avec un récit qui évolue selon les remarques faites le plus souvent au jour le jour, ce qui permet de mieux suivre le cheminement même de l'unité et de prendre conscience tant de ses moments d'angoisse ou d'action, que de ceux marques par l'ennui de la routine militaire, des inspections ou du repos à l'arrière. L'apport de Journal de guerre est sans contredit un éclairage sur la vie militaire des jeunes volontaires du 22e bataillon canadien-français, le sacrifice des hommes au feu, leur environnement au front, et surtout un compte rendu de la bataille de Courcelette de septembre 1916, cette opération qui, dans le cadre de l'offensive franco-britannique de la Somme, a été la sanglante victoire du 22e bataillon canadien-français. De manière générale, Journal de guerre est une mine d'informations sur cette unité canadienne-française durant la Grande Guerre qui pourra dorénavant être exploitée par les historiens, chercheurs et étudiants se penchant sur l'histoire du conflit de 1914-1918.

Il ne faut sans doute pas lire cet ouvrage comme une quelconque étude car la lecture peut s'avérer, à certains moments, peu attrayante, notamment quand Thomas-Louis Tremblay se montre quelque peu expéditif dans ses remarques quand rien de remarquable n'est mentionné dans la vie de l'unité alors au repos ou profitant d'une période d'accalmie de la part de l'ennemi. Néanmoins, Journal de guerre constitue un outil de recherche fort appréciable pour les historiens militaires, et plus spécifiquement pour ceux se penchant sur la place des Canadiens français dans la Grande Guerre, en mettant à leur disposition les commentaires et sentiments de Thomas-Louis Tremblay, officier canadien-français incontournable de ce conflit. Bien entendu, avec Journal de guerre, c'est le point de vue et la réalité de vie en temps de guerre au front ou à l'arrière d'un officier qui sont mis en lumière. Les privilèges rapportés à son rang, sa manière de concevoir la tactique des opérations, sa préoccupation envers ses hommes sont des éléments propres à un officier.

De plus, des silences existent dans son journal, par exemple, comme le remarque Marcelle Cinq-Mars elle-même, la question des hommes condamnés à mort et leur exécution. En temps qu'officier, Thomas- Louis Tremblay devait veiller à la discipline de ses troupes et ce titre, il a dû prendre des mesures disciplinaires sur lesquelles il semble imposer le silence dans son journal, ne confiant ainsi que l'action de ses hommes au feu.

À défaut de disposer d'autres sources directes sur l'engagement du 22e bataillon canadien-français dans la Grande Guerre, la publication de Journal de guerre demeure une très belle initiative que les chercheurs en histoire militaire ne peuvent que saluer.

Mourad Djebabla. Département d'histoire, Université du Québec à Montréal, RHAF, 2007.

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Dans l'édition militaire québécoise, peu de livres sont aussi importants. Voici le seul journal de guerre d'un haut gradé québécois ayant fait campagne pendant un grand conflit. Le seul paru et, à moins d'une grande surprise, le seul qui paraîtra jamais.

Thomas-Louis Tremblay (1886-1951) est né à Chicoutimi en 1886. Il devient l'un des rares diplômés canadiens-français de RMC en 1907 (génie civil). Il ne reste pourtant pas dans l'armée. Il entre au service du chemin de fer Transcontinental, avant de devenir ingénieur-conseil. Il garde pourtant contact avec l'armée, dans les forces de milice (infanterie et artillerie). T.-L. Tremblay se porte volontaire en 1914 et est désigné comme commandant en  second du 22e Bataillon canadien-français à la mobilisation de celui-ci. Il tranche sur ses collègues par ses compétences militaires, l'armée de l'époque étant un vaste club social où le savoir tactique est à peu près nul. Comme cela devient apparent dans les soixante-dix premières pages du journal, Tremblay est le vrai fondateur du bataillon en tant qu'unité combattante. Le colonel, souvent absent, lui confie l'entraînement et la préparation des inspections, se reposant sur Tremblay pour tout ce qui compte. Tremblay prend enfin le commandant du 22e Bataillon en janvier 1916. Le commandement de la brigade à laquelle appartient le 22e lui est confié en août 1918. Il retourne à la vie civile en 1919. Son passé militaire n'est pas étranger à sa nomination de directeur général du Port de Québec en 1922. Il quitte ce poste en 1936. En 1939, il revient sous les drapeaux, avec le grade de major-général, dans des fonctions administratives, en fait pour inspirer le recrutement des Canadiens français, sans grand succès. Démobilisé en janvier 1946, il décède en 1951 à l'âge de 64 ans.

Les observations faites dans ce journal valent largement celles qu'on trouve dans bien d'autres journaux de guerre. Tremblay ne néglige aucun sujet important. L'entraînement fait l'objet de multiples entrées, une véritable prime pour le chercheur, car cela restera toujours un sujet négligé dans les récits à grand tirage. En effet, le soldat passe plus de temps à s'entraîner, à diverses corvées et à attendre aussi, qu'à combattre, mais les récits trop synthétiques ont la fâcheuse propension à négliger ces moments d'inactivité relative.

Cependant, ce sont les périodes au front, plus ou moins actives selon la place du bataillon dans le système des tranchées, qui frappent surtout. Là, Tremblay montre tant son savoir tactique et sa minutie que son caractère implacable. Quelques exemples suffiront. Le 21 novembre 1915, alors que les diverses armées en sont toujours à améliorer un système de tranchées encore primitif, Tremblay critique le plan proposé par un spécialiste des sapeurs militaires, le lieutenant McPhee: «je ne comprends pas pourquoi McPhee fait placer le fil barbelé en avant de la butte des huttes, et ai une grosse discussion avec lui à ce sujet. Je voudrais le fil barbelé en arrière de la butte, afin que les Boches ne puissent le voir; il semble avoir l'approbation du général W[atson]». L'affaire, banale en apparence, est d'une importance capitale, car il vaut mieux construire le gros du système défensif du côté de la pente descendante (en anglais reverse slope defence). Cet axiome défensif était bien compris des Allemands, mais les Anglais et leurs sycophantes coloniaux eurent du mal à l'admettre, tant l'idée naturelle de hauteurs dominantes est ancrée chez eux. Mais en 1914-1918, être visibles signifie être bombardés, donc tués à plus ou moins longue échéance. Dans une guerre où l'avantage tactique local est ce que l'on pouvait espérer de mieux, le respect de ce genre d'axiome était une question de vie et de mort. Tremblay l'avait tôt compris.

Le 18 septembre 1916, le dernier jour de Courcelette, où le 22e se comporte vaillamment, Tremblay fait le genre de remarque qu'on reproche souvent à des officiers supérieurs: «Nous avons payé cher notre succès; nous nous consolons en pensant que ces sacrifices ne sont pas faits en vain; que notre nationalité en bénéficiera un jour». L'insensibilité fait peut-être partie de la carapace dont les soldats comme Tremblay semble pourvus. Cela ne l'empêche pas d'être franc. Quelques heures plus tôt, il écrivait ainsi que «[j]e regrette cette franchise envers mon brigadier; ces notes étant personnelles, je dis ce que je pense de lui franchement. Au point de vue incompétence, il est juste là [...] il est bien [mot illisible] de noter que le brigadier [A. H. Macdonell] a engueulé le Capt. De Montigny parce que son diner était quelques minutes en retard le 15 septembre, alors que sa brigade se faisait hacher [mot illisible] en prenant Courcelette».

Ajoutons que Tremblay a, comme tout bon meneur d'hommes, le souci du bien-être de ses hommes et ce autant que les circonstances le permettent. C'est très évident dans les premiers mois aux tranchées, alors que la boue et la pluie continuelle de l'automne 1915 posent des défis considérables. Malgré la température inclémente, Tremblay insiste pour que les hommes aient leur bain hebdomadaire, ce qui malheureusement n'était pas toujours possible. Il fait des efforts considérables pour trouver de la paille sèche pour les couchers, alors que la paille est une marchandise en grande demande sur le front. Le 18 novembre 1915, toujours à cause de la pluie, il fait construire «un séchoir pour assécher les hommes». L'insensibilité est un défaut à relativiser.

La cruauté a aussi été reprochée à Tremblay. À de multiples occasions l'on peut d'ailleurs se rendre compte de la place centrale de la discipline dans le journal. Dans son histoire socio-militaire du 22e Bataillon, Jean-Pierre Gagnon a longuement expliqué comment Tremblay pouvait être têtu, quel chef agressif il était, au point où il n'a pas hésité à laisser fusiller cinq de ses hommes pour lâcheté, le plus grand total de fusillés pour un même bataillon dans tout le Corps expéditionnaire canadien. On n'a donc pas affaire à un enfant de chœur.

Il ne faudrait toutefois pas croire que Tremblay fut seulement un insensible en quête de gloire personnelle. Il avait des motifs plus complexes. Le meilleur exemple, qui met en contexte l'agressivité de Tremblay, c'est probablement l'entrée du 5 août 1918, alors que le Corps expéditionnaire canadien se prépare pour une grande bataille qui va contraindre les Allemands à la retraite. Tremblay proteste énergiquement contre le rôle que doit jouer son bataillon. À la veille d'un assaut que beaucoup envisagent décisif, le 22e est relégué en réserve. Normalement, ce serait une bonne chose, les attaques étant généralement meurtrières. Cette fois, c'est différent. L'avantage matériel des alliés est maintenant énorme et les Allemands sont épuisés. Tout le monde le sait. Tremblay proteste donc, car un grand succès est en vue, succès dont ne profitera pas le 22e. Tremblay pense qu'il s'agit d'une décision anti-Canadiens français: «je fais remarquer au général que mon bataillon a été choisi pour attaquer seulement dans les conditions les plus difficiles alors que les chances de réussir étaient petites, mais que quand il s'agit d'une attaque bien organisée où le succès est assuré que nous sommes en réserve. Finalement après une longue discussion où je lui rappelle ses promesses dans le passé, je ne réussis pas à lui faire changer la distribution des bataillons à l'attaque».

La bataille déclenchée le 8 août fait de grandes pertes, y compris le brigadier avec lequel Tremblay vient de se chamailler. Comme commandant de bataillon le plus ancien, Tremblay est désigné pour le remplacer, d'abord à titre temporaire, puis sur une base permanente, ce qui entraîne sa promotion au grade de brigadier-général. Il commandera la 5e Brigade jusqu'en mai 1919, à la démobilisation.

La prose de Tremblay n'est pas celle d'un écrivain même moyen, mais l'officier ne manque ni d'humour ni d'un grand sens de la mise en scène pour rapporter des anecdotes significatives. Par exemple, alors que le bataillon est à l'entraînement en Angleterre, Tremblay et quelques collègues en profitent pour faire une randonnée le long de la côte. Puis, «à Dover, nous sommes devenus des suspects parce que nous parlions français. De Dover à l'aérodrome, nous avons été suivis par une motocyclette. À l'aérodrome, on a arrêté notre machine pour nous questionner. La motocyclette nous a suivis jusqu'à Folkestone. Petite expérience très amusante» (p. 45). Ou la suivante. Parce qu'il saigne trop à cause des hémorroïdes, Tremblay est forcé de se rendre à l'ambulance de campagne. Là, les médecins l'examinent et conseillent l'opération. Tremblay mentionne qu'alors «j'ai pu constater par moi-même le travail silencieux très méritoire de nos infirmières. [...] Elles consolent, encouragent les blessés tout en pansant leurs blessures d'une main délicate» (p. 168).

Cependant, l'appareil critique pèche par abondance. je ne crois pas que ce soit volontaire. Un document comme celui-ci va tellement à l'encontre de l'image du héros québécois habituel, le personnage de Tremblay est si différent, que l'incompréhension serait trop grande pour le lecteur du Québec si l'on ne pointait pas ici ou là un repère familier. D'où l'abondance de notes et d'encadrés. Trop. En effet, si certains encadrés sont utiles, tel celui sur la carrière étonnante de l'aumônier Du Perron-Casgrain (1864-1942), un homme peu connu qui mérite une biographie scientifique, ou le beau travail de recomposition en français d'une colonne du Times de Londres à propos de Courcelette (p. 172-173), d'autres sont superflus, comme ceux sur les maréchaux Kitchener, Gallieni et Joffre. Tout bon dictionnaire réfère à ces personnalités; et en omettant l'encadré sur Gallieni, on aurait pu éviter des erreurs de débutant. Un glossaire aurait été plus approprié que la multiplication de notes sur le vocabulaire.

Des problèmes d'édition gâchent aussi la lecture. Le traitement numérique de plusieurs photos n'a pas donné des résultats convaincants. Inexplicablement, deux caractères différents sont utilisés dans les notes en bas de pages. On trouve trop d'erreurs: quelques fautes («un cible», «Douvre», «renforcir», etc.); une mauvaise conversion de fahrenheit à centigrade; des anglicismes, comme «commission d'officier» au lieu de brevet d'officier; des traductions approximatives, par exemple du parade anglais, ce qui introduit une confusion entre défilé de troupes et rassemblement; casualty clearing station rendu par poste d'évacuation au lieu d'ambulance, au sens d'hôpital mobile; l'open order, qu'on aurait dû rendre par «en tirailleurs»; sapping non traduit et mal expliqué; l'emploi erroné du circonflexe pour désigner une «cote» d'altitude; et ainsi de suite. L'épilogue contient des fautes de style, d'orthographe et au moins une erreur factuelle. L'index est plutôt bien fait, comme c'est de règle avec cette maison d'édition.

Il faut enfin déplorer que le journal de Tremblay paraisse seulement aujourd'hui. La production historique sur la Grande Guerre, y compris la grande vague des révisions qui a débuté dans les années 1960, est plutôt derrière nous, de sorte que le témoignage de Tremblay aura moins d'impact que s'il avait été publié il y a quinze ou vingt ans. Souhaitons néanmoins que cette publication incite quelques courageux chercheurs du Québec à écrire une version de la guerre de 14-18 pour public québécois, une version riche et moins stéréotypée que ce que l'on peut retrouver dans les manuels d'histoire sur le marché. Le journal de Tremblay sera alors d'un renfort inappréciable.

Somme toute, une addition essentielle à toute bibliothèque d'histoire du Québec.

Yves Tremblay, Historien, ministère de la Défense nationale, Bulletin d'histoire politique, vol. 15, no 3, 2007.

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Écrire l'histoire militaire du Canada passe le plus souvent par l'étude de documents presque exclusivement anglais. Aussi les sources en français dans ce domaine exercent-elles un attrait sensible sur les historiens francophones, au point parfois de modeler leurs approches et leurs orientations. Dans ce contexte, la publication du journal de guerre de Thomas-Louis Tremblay fait presque figure d'événement, l'homme ayant commandé l'unique bataillon canadien-français mené au combat entre 1915 et 1918, le légendaire 22e. Cette entreprise d'édition était-elle pertinente pour autant? Cela dépend de la clientèle visée. Le simple amateur d'histoire militaire risque de trouver certains passages ennuyeux comme la pluie ‑ omniprésente dans ces pages comme dans les tranchées des Flandres. Le chercheur ou l'étudiant, en revanche, appréciera très certainement cet accès à un document de première main qui sommeillait depuis des décennies dans les archives du Musée du Royal 22e Régiment. Il offre en effet une autre perspective sur la Grande Guerre, à la fois raisonnée et sensible: celle du quotidien d'un chef militaire issu d'une minorité nationale à l'intérieur d'une armée encore impériale.

En ce qui concerne la mise en forme du texte, Marcelle Cinq-Mars, archiviste et maître-d'œuvre du projet, a plutôt bien rempli sa mission. Transcrire le document sans l'altérer, tel était le défi pour une série de carnets rédigés dans «une écriture serrée» et émaillés de références techniques ou personnelles. Une version dactylographiée de ce journal existait déjà aux Archives nationales du Canada, mais, semble-t-il, de nombreuses erreurs de transcription rendaient son utilisation hasardeuse. Cette fois-ci, l'éditrice promet une reconstitution fidèle de l'original, à l'exception de corrections légères pour les quelques «fautes d'orthographes évidentes» (p. ii). Les coquilles étant si peu nombreuses, on peut néanmoins s'interroger sur la pertinence d'un «nettoyage» qui, en bout de ligne, affecte l'authenticité du «produit». Pour le reste, le lecteur appréciera la traduction entre crochets des termes anglais, omniprésents dans l'environnement militaire, l'abondance des notes explicatives en bas de page, ainsi que l'insertion de capsules historiques, de valeur inégale mais permettant de contextualiser certaines entrées. Ce travail de moine s'imposait, car Thomas-Louis Tremblay aurait écrit ce journal moins pour la postérité qu'à des fins personnelles, notant la vie quotidienne de son unité depuis le jour de son affectation au 22e bataillon à titre de commandant en second (11 mars 1915) jusqu'au lendemain de l'Armistice (20 décembre 1918).

Tremblay, un réserviste diplômé du collège militaire royal de Kingston, se métamorphose sous nos yeux en un militaire aguerri, livrant dans la foulée un document d'une valeur inestimable. Son journal fait découvrir la guerre vue d'en bas, celle du fantassin, avec sa routine et ses temps morts, entrecoupés d'opérations brutales et intenses, sinon insensées, et de trop rares permissions. Dans ce journal des tranchées, la pluie presque autant que l'artillerie rythme les jours, la boue disputant au «Boche» le titre d'ennemi, d'où la valeur singulière du document. Rédigé «en direct», il livre sans distinction toutes les facettes du 22e en campagne, des plus routinières aux plus héroïques, caractéristiques souvent absentes des sources relatives au même sujet.

Le commandant ne consigne cependant pas tout dans ce journal. En bon officier, il cultive les non-dits. Sont-ils stratégiques ou bien le reflet d'une blessure narcissique, masquent-ils sa peine? S'il mentionne, ici et là, les problèmes de discipline qui affectent son unité (p. 179, 187, 196), il ne souffle mot de l'exécution de ses soldats condamnés pour désertion en 1917. Dans sa présentation, Marcelle Cinq-Mars explique bien la situation: fin 1916, l'épreuve de la Somme a fauché les rangs des «anciens» du bataillon et les nouveaux arrivants, désabusés par la perspective de plusieurs années de combat apparemment sans issue, ne tiennent plus les rangs (p. 12-13). L'officier n'aurait donc eu d'autre choix que de faire traduire certains de ses hommes en cours martiale. La lecture du journal suggère toutefois que les considérations politiques pesèrent autant que l'éthique militaire dans la balance. Seule unité combattante francophone à avoir vu le jour, et ce, dans la controverse, le 22e devint le porte-étendard des Canadiens français. Une telle conjoncture, on l'imagine, ne laissait guère de place à l'erreur. La pression qui dut en résulter est palpable du début à la fin de l'écrit de Tremblay: ce dernier y manifeste une sensibilité quasi tribale à l'égard de son unité, un souci jaloux de la réputation du 22e. La crise de la conscription de 1917 ne fera qu'exacerber ces dispositions.

Sur les 297 pages du document, une trentaine d'entrées font référence à l'origine ethnique des soldats du 22e; parmi celles-ci domine le thème de la fierté et de l'honneur de la nation canadienne-française au combat, l'identité nationale et l'esprit de corps se renforçant mutuellement. Par exemple, lorsque le bataillon s'installe dans les tranchées, au soir du 22 septembre 1915, Tremblay a ces mots sans équivoque: «Tous sont heureux et fiers, et décidés de faire honneur aux Canadiens français» (p. 62). Lui-même s'estime investi d'une responsabilité singulière lorsqu'il est promu lieutenant-colonel du 22e, le 26 février 1916: «Je comprends pleinement toute la responsabilité que comporte cette nomination, écrit-il. [ ... ] Mon bataillon représente toute une race, la tâche est lourde» (p. 99-100), Ailleurs, il exprime sa satisfaction lorsque l'un de ses sergents «couche» à lui seul sept Anglais qui traitaient les siens de «colonials»: «C'est un bon homme et un vrai»Canayen«que ce Lavoie. C'est la seule manière de se faire respecter par ces gens-là [les Anglais] qui sont rudement bêtes sans s'en apercevoir. Bonne journée» (17 juillet 1916, p. 135)

C'est sans surprise que l'on trouve des entrées très développées sur la bataille de Courcelette, haut fait d'armes du 22e qui clôt la campagne de la Somme et dont Tremblay dresse le bilan en ces termes: «Nous avons payé cher notre succès; nous nous consolons en pensant que ces sacrifices ne sont pas faits en vain; que notre nationalité [canadienne-française] en bénéficiera un jour» (15-18 septembre 1916, p. 151-166). D'où peut-être sa déception en apprenant que le 22e sera démantelé pour l'attaque sur Vimy, et les compagnies de son unité réparties entre d'autres bataillons afin d'assurer le nettoyage des tranchées (27 mars 1917, p. 199). Sa fureur explose lorsqu'il rencontre Lord Beaverbrook (Max Aitken) en pleine crise de la conscription. Tel que reconstitué par Tremblay, le duel verbal qui opposa alors le simple commandant au magnat de la presse britannique constitue un véritable morceau de bravoure; il en dit long en tout cas sur les frustrations de l'officier «colonial» constamment confronté à l'ingratitude des «impériaux» — terme récurrent dans ce journal pour désigner les Britanniques. Tremblay aurait sommé Beaverbrook de faire cesser la campagne de presse «odieuse» menée par ses journaux contre les Canadiens français, et servi un avertissement bien senti à l'endroit de l'un de ses plus virulents journalistes: «I would advise him, to keep clean of the 22nd Battalion whose men are fighting side by side with the British Tommies, and dying every day for the cause» (27 novembre 1917, p. 253-254).

Ce journal nous renseigne sur l'envers du décor du premier conflit mondial, notamment sur certains aspects identitaires et culturels de la conduite de la guerre d'un point de vue canadien-français. À cet égard, le témoignage de Tremblay laisse entendre à cet égard que les combattants du 22e furent peut-être de ceux qui souffrirent le plus de la crise de la conscription ‑ tant par la pénurie des recrues que par l'opprobre dont les couvrit une certaine presse. En filigrane, on comprend que le commandant du légendaire bataillon porta un double fardeau dans les tranchées: entre les Allemands qu'il fallait anéantir et la réputation de la «race» que l'on se devait de défendre face aux «impériaux», la pression pour l'excellence au combat dut être particulièrement forte dans les rangs du 22e. L'hypothèse mériterait certes d'être explorée, mais elle illustre bien le type de réflexion que fait surgir le journal de Thomas-Louis Tremblay. Reste à espérer que ces écrits, désormais plus accessibles, contribueront à ouvrir ou à documenter de nouvelles pistes de recherche, d'autant que l'on observe actuellement un regain d'intérêt pour le passé militaire chez les historiens francophones.

Béatrice Richard. Collège militaire royal. The Canadian Historical Review, vol. 89, no 2, juin 2008.