La Grande Guerre des Sciences sociales

Paru à la fin de l’année 2014 aux éditions Athéna, une excellente maison québécoise publiant notamment quantité de remarquables ouvrages d’histoire militaire, cette Grande Guerre des sciences sociales dirigée par Frédéric Rousseau est incontestablement un livre qu’il faut connaître. Bien entendu, tous les lecteurs n’en partageront pas nécessairement toutes les vues mais quiconque prétendra dans les mois à venir connaître l’historiographie de la Première Guerre mondiale ne pourra faire l’économie de ce volume.

Professeur à l’université Paul Valéry-Montpellier 3 et figure en vue du CRID 14/18, Frédéric Rousseau est notamment l’auteur de La Guerre censurée et compte parmi les historiens partisans de ce que l’on qualifie généralement de la «contrainte». L’un de ses concepts les plus stimulants est probablement celui de «stratégie d’évitement», terme désignant toutes les manières dont un poilu contourne plus ou moins provisoirement le conflit, actes qui attesteraient son refus d’y « consentir». Or, à bien des égards, cette Grande Guerre des sciences sociales résulte de toutes ces filiations : préfacé par Jules Maurin, professeur émérite à l’université Paul Valéry-Montpellier 3, le volume regroupe des contributions de Sylvain Bertschy, André Loez, Françoise Kern-Coquillat, Julien Mary, Philippe Salson et Helena Trnkova, autant d’historien.e.s préparant ou ayant soutenu une thèse en cette faculté et gravitant autour du CRID 14/18.

Mais là n’est sans doute pas le plus intéressant. En effet, ce livre est appelé à compter car il prolonge et approfondit le positionnement historiographique d’un Frédéric Rousseau qui, à cette occasion, s'érige en véritable chef de file. Dépassant l’opposition «bipolaire» (p. 21) forgée par le débat historiographique sur la contrainte et le consentement, André Loez et Philippe Salson composent un camaïeu subtil de situations qui disent bien la complexité de leurs objets respectifs d’étude. Revenant en un remarquable article sur les mutineries de 1917, André Loez propose en effet de relire cet évènement emblématique à la manière d’un mouvement social et livre, à ce propos, une intéressante réflexion historiographique sur leur analogie avec la «grève des tranchées» (p. 103 et suivantes). Surtout, en s’attachant à mettre en perspective le nombre de mutins, il replace cet évènement dans la norme générale des mouvements sociaux en rappelant que, loin des impératifs catégoriques que semblent constituer la contrainte et le consentement, «l’engagement et le refus sont toujours et partout l’exception numérique» (p. 106).  Pour sa part, Philippe Salson, dont la thèse remarquée vient d’être publiée aux Presses universitaires de Rennes et fera l’objet d’une recension dans le sixième numéro d’En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, démêle « l’écheveau des espaces sociaux » à partir de l’exemple du département de l’Aisne durant la Grande Guerre et produit une analyse appelée à lourdement impacter l’historiographie des occupations. En effet, en proposant une modélisation héritée de la sociologie, il contribue à redonner de la complexité à l’objet étudié (p. 192) ce qui, bien entendu, permet de bien mieux le comprendre.

Car là est finalement l’essentiel et ce qui justifie d’ailleurs la démarche entreprise par Frédéric Rousseau et ses disciples: gagner en finesse d’analyse par la sociologie et les sciences politiques – entre autres auteurs mobilisés citons Howard Becker, Albert Hirschman, Herbert Blumer, Erving Goffmann ou encore Pierre Bourdieu –  pour mieux comprendre la réalité de la Première Guerre mondiale. C’est en cela que cet ouvrage est un manifeste épistémologique, volume invitant ses lecteurs à se transformer en sociohistoriens. Montrant l’exemple, Frédéric Rousseau s’empare du triptyque Consenters/Dissenters/Assenters forgé par le politiste James D. Wright pour sortir du binôme du consentement et de la contrainte et introduire un nouveau volet, le dissentement. Appelée à être très probablement discutée dans les mois à venir, cette notion désigne «le comportement de ceux qui désapprouvent le choix des dominants sans le proclamer publiquement» (p. 234) et recouvre donc toute une gamme d’acteurs caractérisés la plupart du temps par la mise en œuvre de stratégies d’évitement.  

Incontestablement efficace, ce credo épistémologique s’accompagne d’un incontestable renouvellement des points de vue. C’est ainsi que, marchant dans les pas de John Kitsuse et Malcolm Spector, Sylvain Bertschy s’intéresse dans ce volume moins à la prise en charge des blessés et malades de l’armée qu’à la «mise en scandale du Service de santé militaire» (p. 109 et suivantes). Mais, le paradoxe de cette démarche est qu’en se muant en sociohistorienne, Helena Trnkova en vient à propos de «l’exemple austro-hongrois» à s’intéresser à une notion éminemment culturelle, celle des appartenances géographiques. Décrivant alors, dans une perspective qui n’est d’ailleurs pas sans faire penser à celle que nous avions proposée avec Yann Lagadec et Michaël Bourlet avec Petits patries dans la Grande Guerreouvrage ayant pourtant fait l’objet d’une recension plus qu’acerbe de Frédéric Rousseau, l’historienne décrit un passionnant « double standard d’évaluation des nationalités perçues comme loyales et suspectes » (p. 36) qui, là encore, dit bien toute la complexité de ce monde social.

Bien entendu, un tel ouvrage ne plaira pas à tout le monde et il y a fort à parier qu’il trouvera dans un futur proche ses détracteurs (ne serait-ce que du fait d’un ton parfois inutilement agressif).  Pour autant, il n’en demeure pas moins qu’il fourmille de passages extrêmement stimulants comme lorsque Frédéric Rousseau, se rapprochant pour le coup d’une idée formulée il y a quelques temps déjà par Antoine Prost, fustige l’emploi par un certain nombre d’historiens de «la citation comme s’il s’agissait d’une preuve d’un discours délivré en surplomb ou d’une parole généralisable à l’ensemble du corps social», tombant alors dans ce qu’il convient d’appeler un «abus de source» (p. 18). Mais c’est surtout dans son appel à des études sur des champs d’investigations resserrés, pris comme autant de démarches indiciaires, que cet ouvrage nous interpelle (p. 20 et 186 notamment). En effet, seules ces enquêtes permettent, ne serait-ce que du simple point de vue du traitement statistique, de véritablement sonder l’aspect social et situationnel de ces objets historiques. Nous ne pouvons nous empêcher d’y voir un vibrant plaidoyer en faveur de véritables études régimentaires mais, pris que nous sommes dans une telle démarche, peut-être nous exposons-nous à notre tour au piège de l’«abus de source»?

Erwan LE GALL

http://enenvor.fr/eeo_actu/livres/le_manifeste_sociohistorien.html

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La Grande Guerre des sciences sociales

Frédéric Rousseau (Dir.)

Préfacé avec beaucoup de finesse et de mesure par Jules Maurin ("L'histoire est toujours complexe et changeante, évolutive"), ce volume collectif propose une série d'études sur des thémes relatifs à des groupes particuliers ou à des situations ponctuelles pendant la Grande Guerre, sous l'angle des sciences sociales.

Nul ne songe plus à nier aujourd'hui l'intérêt objectif et l'importance de l'apport des sciences sociales dans l'analyse et la compréhension de la Première Guerre mondiale, dont l'ampleur (dans toutes ses facettes) n'a pu qu'entraîner des échos et des répercussions sur le corps social tout entier, à des degrés divers dans l'espace et dans le temps puisque celui-ci est tout sauf monolithique. L'ensemble des études montrent ainsi le côté "kaléïdoscopique" des situations individuelles, bien différentes de la "vulgate moyenne" sans cesse répétée, souvent insatisfaisante pour le chercheur qui en connaît et décrypte la diversité des éléments constitutifs. Ainsi, qu'il s'agisse des rapports entre les soldats germanophones et et tchéco-slovaques dans l'armée austro-hongroise, de la questions des mutineries de 1917, de la réorganisation du service de santé militaire en 1915, de la micro-histoire à l'échelle d'un département (l'Aisne) ou de la représentation des infirmières, il existe bien un discours commun (au sens de "pensée commune", de plus petit commun dénominateur) qui témoigne de la reconstruction mémorielle depuis l'entre-deux-guerres de ce que furent ces situations dans la réalité du temps. Ou du moins de ce que furent parfois ces situations, ou certaines de ces situations. L'indispensable prise en compte critique des témoignages ne peut pas conduire à simplement rejeter, ou à condamner, comme socialement marqués ceux des élites. Celles-ci existent, exercent des responsabilités, prennent des décisions qui engagent les "petits", constituent également des groupes identifiables aux réseaux enchevêtrés, et leurs récits apportent aussi un éclairage sur ce qu'était, dans sa diversité et sa complexité, à la fois la société du temps et les processus de prises de décision (ici plus rapidement condamnés que développés, cf. les pages sur l'organisation du SSM). Il en ressort que la prise en compte des données des sciences sociales apportent une importante plus-value à la compréhension de la période, mais sans exclusive et en ancrant toujours l'analyse dans ce qu'était l'époque. Car, à tout prendre, est-il surprenant alors que se multiplient les pertes que l'image de l'infirmière soit magnifiée à la fois à titre individuel par un soldat blessé et collectivement par les autorités publiques dans leur ensemble ? Faut-il s'étonner que les difficultés de l'Intérieur aient des échos sur le front, que les refus d'obéïssance interviennent au moment où la situation sociale est très tendue à l'arrière et que les correspondances rédigées aux armées évoquent les inquiétudes et la lassitude des familles devant une guerre qui n'en finit pas ? Pour autant, l'infirmière telle que l'attend et que l'espère le blessé n'est-elle pas aussi cela ? Et le style de commandement personnel de tel ou tel chef comme la situation opérationnelle locale de telle ou telle unité pèsent-ils moins dans le développement des refus d'obéïssance ? Le même individu s'exprime-t-il de la même façon dans l'intimité et en public ? Exprimera-t-il la même opinion un ou deux ans plus tard ? Ce que peut penser le jeune homme de 20 ans célibataire est-il du même ordre que les réflexions du père de famille de 35 ou 40 ans ? En toute chose donc, prise en compte de l'hétérogénéité des situations particulières et prudence face aux généralisations.

En s'appuyant en particulier sur des témoignages très divers, ce volume permet donc souvent d'aller au-delà des apparences et d'approcher une forme, ou une partie, de la réalité. Sans exclusive : la seule permanence dans toute guerre reste l'homme (au sens générique du terme, bien sûr), avec ses convictions personnelles et ses peurs souvent non-dites, immergé dans un contexte particulier.

Athéna éditions, Outremont (Canada), 2014, 295 pages.

Disponible sur commande auprès de la librairie du Québec : ici.

http://guerres-et-conflits.over-blog.com/2015/03/sociohistoire.html